TREMBLEMENTS DE TERRE EN HAÏTI : MYTHE OU RÉALITÉ ?

Introduction
Les tremblements de terre se rangent en tête des catastrophes naturelles quant à la gravité des conséquences qui en résultent pour l’espèce humaine. A la différence des inondations, les séismes constituent un type de désastre dont les causes sont entièrement indépendantes de l’action de l’homme.
L’inconscient collectif haïtien n’a plus en mémoire les catastrophes naturelles liées aux secousses telluriques enregistrées dans le pays. Au fil des temps, ces sou-venirs lointains se sont estompés et, de générations en générations, on finit par oublier que Haïti a connu dans le passé des moments de forte émotion et de grande angoisse causés par de puissantes vibrations en provenance de notre sous-sol. Imaginer un instant que ces mouvements telluriques se reproduisent aujourd’hui en Haïti avec les même magnitude et intensité ! Bien sûr, l’imaginaire collectif haïtien ne saurait penser qu’il est dans l’ordre des choses que ces phénomènes naturels puissent un jour se reproduire, en raison, d’une part, de sa méconnaissance de la réalité de la menace sismique en Haïti et, d’autre part, de ses croyances religieuses, instituant un « Bon Dieu bon », le préservant de tous risques et désastres naturels.


Un peu de sismicité historique

Moreau de Saint-Méry (1750 -1819), l’historien de Saint Domingue, a relaté dans son ouvrage « Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Ile Saint Domingue », publié en 1797, les calamités dues à des catastrophes naturelles, notamment les tremblements de terre, survenus dans l’île tout au cours des périodes espagnole et française. Aussi, pour appréhender aujourd’hui la réalité de la menace sismique en Haïti, il nous est loisible d’utiliser les récits aussi précis qu’éloquents de ce témoin oculaire.

Il nous rappelle tout d’abord quelques dates importantes au cours desquelles l’Ile a tremblé : 1564, 1684, 1691, 1701, 1713, 1734, 1751, 1768, 1769, 1770, 1771,1783, 1784, 1785, 1786, 1787, 1788, 1789. Il s’agit là de périodes récurentes variant de 1 à 120 ans d’inter-valles. Mais les dates qui ont le plus marqué l’histoire des séismes à Saint Domingue demeurent 1751 et 1770. Suivons les récits de ces grands désastres.
« Le 18 octobre 1751, à deux heures de l’après-midi, par un temps calme et serein, la terre se mit à trembler à Port-au-Prince avec deux secousses violentes qui durèrent environ trois minutes. La terre eut, jusqu’au 25, des balancements, comme si elle n’avait pas trouvé d’assiette. La ville de Saint Domingue perdit plusieurs édifices. Le 28, on éprouva trois secousses, le 29 deux et le 19 novembre encore deux extrêmement fortes. Le 21 novembre, à 8 heures du matin, durant un calme profond, il y eut une légère secousse à Port-au-Prince. Des secousses plus violentes suivirent. Une seule des maisons de maçonnerie ne fut pas renversée. Quelques-unes de charpente tombèrent. Les casernes, le magasin général et une aile de l’intendance s’écroulèrent. Le 22, les bâtiments qui avaient résisté la veille furent détruits, et du 19 au 22, la terre ne fut pas stable un seul instant.
Le soir et le
matin un bruit comme celui d’un canon souterrain annonçait de nouvelles agitations. Du 22 novembre au 8 décembre, il y eut 25 secousses, et pendant près d’un mois, nul homme n’osa se placer sous un autre asile qu’une tente. Les ravages de tant de secousses furent sensibles depuis Léogane inclusivement jusqu’aux Gonaives.

Touts les mouvements furent constamment dirigés de l’Est à l’Ouest. La terre trembla aussi pendant tout ce temps au Cap, mais aucune maison ne fut renversée. Cependant quelques personnes se jetèrent par frayeur, des fenêtres du premier étage dans les rues. A Port-au-Prince, la terreur rendit plusieurs soldats épileptiques.

La terre fut tranquille ensuite jusqu’au 27 décembre 1767, elle trembla vivement à quatre heures et demie du matin, mais sans causer aucun dommage.
Le 10 octobre 1768, il y eut trois secousses, et une seule le 14 août 1769.
La terre trembla le 20 janvier et le 12 avril 1770.

Mais l’époque du plus grand désastre, fut le 3 juin de la même année, jour de la Pentecôte. A sept heures un quart du soir, l’Ile entière éprouva un tremblement de terre précédé d’un bruit sourd, semblable à un mugissement. Les deux premières secousses, ressenties à Port-au-Prince et qui se suivirent de très près, durèrent, ensemble au moins 4 minutes, et pendant cette succession de mouvements d’ondulation de l’Est à l’Ouest et de trépidation, la ville entière fut renversée ; la poudrière seule résista et s’ouvrit seulement. Un horizon gras, une atmosphère brûlante, un air accablant, durant toute la journée, avaient heureusement porté les habitants à chercher, dès le coucher du soleil, quelque soulagement dans la promenade, soit hors de leurs maisons soit sous leurs galeries, d’où ils purent s’élancer dans les rues ; car, une heure plutôt, tous auraient péri sous les ruines de leurs maisons, où il ne se trouva encore que trop de victimes.

De moindres secousses succédèrent à ces deux premières, mais elles auraient été capables de renverser des villes. La lumière pâle de la lune éclaira une nuit pendant laquelle la terre, pour ainsi dire flottante et s’agitant dans tous les sens, faisait craindre à chaque instant le sort de Lisbonne.
Le jour montra toute l’horreur de cette scène déchirante. Un sol entrouvert en mille endroits, des défenseurs de la patrie ensevelis sous les ruines des casernes ou des hôpitaux, des prisonniers écrasés sous les débris de la geôle, les montagnes voisines de la ville dégradées et affaissées ; enfin, des monceaux de décombres couvrant toute l’étendue d’une ville, où il n’y avait plus d’autre abri que celui des arbres, qui indiquaient la direction des rues ; tel était le tableau que contemplaient des infortunés, s’estimant trop heureux encore, lorsqu’ils n’avaient à déplorer que les pertes de la fortune, et qu’ils ne découvraient aucun objet cher à leur tendresse parmi deux cents (200) cadavres.
Le feu se manifesta dans plusieurs points par la chute des cuisines et il fallait travailler à l’éteindre, en se traînant sur un sol vacillant.

Par un bonheur inespéré, les 43 bâtiments français qui étaient dans la rade, ressentirent les commotions sans en être
endommagés. Pendant les 3 premiers jours on y fit fabriquer, avec deux (200) barils de farine qui se trouvaient à bord, et dont les Administrateurs sentirent la cruelle nécessité de défendre qu’on augmentât le prix, du pain pour la ville ou des fours furent reconstruits ; on prit toutes les voiles du magasin du roi et des navires et l’on en forma des tentes. On vit à la même époque du troisième jour, le marché s’approvisionner, les habitants voisins y envoyèrent en abondance des vivres de terre et des légumes ; quelques-uns goûtèrent même le plaisir d’y faire distribuer gratuitement des volailles, des bestiaux ; de ce nombre était une famille de mulâtres, qui envoya trois cabrouets de vivres de terre. Des courriers, expédiés par les Administrateurs, allèrent porter partout la nouvelle du désastre et des besoins qu’il avait causés.

Les malheurs de la plaine du Cul-de-Sac ne le cédèrent point à ceux de la ville. La rivière Blanche cessa de couler ; on vit sortir de différentes crevasses, formées sur plusieurs habitations, une eau pleine de sel et de soufre, qui ne pouvait servir ni pour désaltérer ni pour fertiliser les terres. La montagne de la Selle et la montagne Noire, écroulées dans plusieurs points, firent disparaître les anciens chemins, et au Trou-Bordet et au Lamantin, c’était le même spectacle de désolation ; l’on n’y découvrait pas de vestiges de demeures ni de bâtiments de manufacture…

Le 15 juin, le conseil supérieur de Port-au-Prince, extraordinairement assem-blé sous une tente dans la cour du gouvernement, prit des mesures pour faire mettre à l’abri les actes des dépôts publics et pour constater quelles personnes avaient péri dans ce fatal événement. Il prononça aussi la résiliation des baux de toutes les maisons de la ville, à compter du jour de leur destruction.
Pendant les 15 premiers jours qui suivirent l’épouvantable catastrophe de Port-au-Prince, il y eut plus de deux cents secousses par jour et à la fin du mois d’octobre la terre avait encore des mouvements, presque insensibles à la vérité. Des pluies légères vinrent à la même époque, faire cesser l’épidémie dont cette malheureuse ville était affligée depuis le mois de Juin.

Le jour de la Pentecôte de l’année 1771, le peuple entier de Port-au-Prince, alla, à peu près à l’heure fatale de l’année précédente, vers une croix plantée au Belair, par quelques-uns d’entre eux, peu après le désastre, et le clergé de la paroisse marchait au devant de cette procession, qui retraçait des maux encore trop récents, pour que les voeux poussés vers l’Auteur de toutes choses, ne fussent pas sincères et fervents.
Le 10 juillet 1771, la terre trembla à 6 heures du matin dans la direction du Nord au Sud. La secousse fut de deux (2) secondes.

On n’observa point de tremblement de terre très sensible depuis lors, jusqu’au 11 et 12 février 1783, qu’il y en eut trois(3), dont deux (2) furent assez forts. Au mois de juillet 1784, on en sentit deux (2) légers dirigés de l’Est à l’Ouest ; un le 28 Août et un le 11 décembre. On en ressentit un (1) violent le 20 juillet 1785, dirigé du Sud au Nord, mais sans accident. Un (1) du même genre le 29 Août 1786, et un semblable, mais dirigé de l’Est à l’Ouest, le 30 janvier 1787, après 8 jours de brise d’Est violente, et deux (2) secousses le 23 avril ; durant la première et plus d’une minute après, le mercure du Page 4
baromètre oscillait la direction était du Sud au Nord.

Le 10 mai 1788, il y a eu une très forte secousse arrivée à deux (2) heures du matin, et une pareille le 6 octobre 1789, à une heure et demie de l’après midi.
Ainsi voilà dans ce moment, plus de 19 ans révolus, sans que le Port-au-Prince ait vu le retour du phénomène qui a pensé à l’anéantir, et cette période inquiétait d’autant plus, qu’on en cherchait l’influence dans les rapports des deux tremblements de terre de 1751 et de 1770.
Mais, même d’après ce que j’ai rapporté, on est tenté de se faire cette question : Pourquoi les tremblements de terre sont-ils aussi communs dans ce lieu de la Colonie ? j’avoue que je ne suis pas en état de la résoudre.» (fin de citation)

L’histoire des séismes en Haïti ne s’arrête pas en 1797 avec les récits de Moreau de Saint Méry. Il est à signaler, par la suite, les travaux du Père Scherer qui fut le Directeur de l’Observatoire du Petit Séminaire Collège Saint Martial qui a eu à dresser un « catalogue chronologique des tremblements de terre ressentis dans l’Ile d’Haïti de 1551 à 1900 ». L’Observatoire disposait d’un sismographe de faible amplitude qui a fonctionné de 1908 à 1966. Les dates à retenir après 1797 sont les suivantes : 1818, 1842, 1860, 1881, 1887, 1910, 1911, 1912, 1917, 1918, 1922, 1924, 1946, 1952, 1956, 1962. Le dernier séisme important remonte à la destruction du Cap Haïtien en 1842.